CHAPITRE 7

L’Université de Melcénie était un vaste ensemble de constructions anciennes, imposantes, disposées dans un parc immense ponctué de vieux arbres noueux. Cet endroit consacré à la vie intellectuelle respirait la sérénité. Garion, qui suivait les deux vieux sorciers à travers les pelouses d’un vert intense, impeccablement tondues, se sentit apaisé, presque rassuré, et en même temps un peu mélancolique. Il poussa un gros soupir.

— Allons bon, qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit Belgarath.

— Bof… Il y a des moments où je regrette de ne pas avoir eu la chance de venir dans un endroit comme celui-ci. Je ne sais pas, Grand-père, mais je pense que ça doit être agréable d’approfondir un sujet rien que pour le plaisir. La plupart des choses que j’ai étudiées, c’était parce qu’il fallait trouver une réponse, et en vitesse, sinon c’était la fin du monde – tu vois ce que je veux dire.

— On fait tout un plat de l’Université, mais bien des jeunes gens n’y vont que poussés par leurs parents et passent plus de temps à faire la bringue qu’à se cultiver, grommela Beldin. Le bruit est une vraie plaie quand on veut vraiment travailler. Mieux vaut étudier tout seul dans son coin. On en apprend davantage. Dites, vous deux, vous avez une idée de la façon dont nous allons mettre la main sur ce Senji ?

— D’après Vetter, il serait détaché auprès de la Faculté d’Alchimie appliquée, répondit Belgarath. Autant partir de là.

— Voilà que ce vieux Belgarath se met à tenir des raisonnements logiques. J’aurai tout entendu, moi… Bon, deuxième question : où est la Faculté d’Alchimie appliquée ?

Belgarath arrêta un vieux théosophe en robe noire qui traversait le parc, plongé dans la lecture d’un gros livre.

— Pourriez-vous, ô savant homme, m’indiquer la Faculté d’Alchimie appliquée ? demanda-t-il poliment.

— Hmm ? fît le docte personnage en levant le nez.

— La Faculté d’Alchimie appliquée. Vous pourriez me dire où elle se trouve ?

— Les sciences sont toutes par là, répondit l’homme avec un geste approximatif. Près de la Faculté de Théologie.

— Merci. Vous êtes bien aimable.

— L’homme de savoir a le devoir de dispenser la connaissance et de guider la recherche, déclama pompeusement le pédant.

— Oui, euh… hem, on l’oublie trop souvent, murmura Belgarath en entraînant ses compagnons dans la direction indiquée par le vieux savant.

— S’il guide tous ses élèves avec le même souci de précision, ils risquent de sortir d’ici avec une assez vague idée du monde, observa Beldin.

Ils finirent par arriver, grâce à diverses corrections de trajectoire obtenues auprès d’autres informateurs, devant un bâtiment de pierre grise, assez rébarbatif, aux murailles soutenues par des arc-boutants. Ils gravirent l’escalier menant à la porte d’entrée et se retrouvèrent dans un hall lui-même renforcé par des arches massives.

— Je me demande à quoi peuvent bien servir ces contreforts, s’étonna Garion.

Comme en réponse à sa question, une formidable détonation se produisit derrière une porte, vers le bout du hall. Le panneau de bois fut soufflé par l’explosion et des volutes de fumée nauséabonde s’en échappèrent en tourbillonnant.

— Ça suffit, j’ai compris ! s’exclama Garion.

Un gaillard émergea de la fumée, l’air passablement hagard, le poil roussi et les vêtements en lambeaux.

— Trop de soufre, marmonnait-il dans sa barbe. Trop de soufre.

— Pardonnez-moi, commença Belgarath, savez-vous où nous pourrions trouver Senji, l’alchimiste ?

— Trop de soufre, répéta l’expérimentateur malchanceux, le regard perdu sur la ligne bleue des Monts de Zamad.

— Senji, répéta le vieux sorcier, vous savez où nous pourrions le trouver ?

Le rescapé du sinistre fronça le sourcil.

— Pardon ? fit-il d’une voix atone.

— Laisse-moi faire, intervint Beldin. Senji ! hurla-t-il de toute la force de ses poumons. Le pied bot ! Vous pouvez nous dire où il est ?

— Oh, répondit l’homme en secouant la tête comme pour s’éclaircir les idées. Son laboratoire est au dernier étage, de l’autre côté du hall.

— Merci ! brailla Beldin, sur le même ton.

— Trop de soufre. Je suis sûr que c’est ça. J’ai dû mettre trop de soufre…

— Tu n’avais pas besoin de l’engueuler, protesta Belgarath comme les trois hommes repartaient vers l’autre bout du hall.

— Quand tout te pète à la figure – comme ça m’est arrivé une paire de fois –, tu te retrouves généralement sourd comme un pot pendant une semaine ou deux, répondit le petit sorcier bossu avec un haussement d’épaules.

— Oh…

Les trois compères gravirent l’escalier menant au dernier étage. Ils passèrent devant une autre porte qui avait dû récemment sauter, elle aussi. Belgarath passa la tête par l’ouverture déchiquetée.

— Senji ! Où est-il ? hurla-t-il à tue-tête.

Un vague marmottement lui répondit.

— La dernière porte sur la gauche, traduisit le vieux sorcier à l’intention de ses compagnons.

— L’alchimie a l’air d’être une discipline assez risquée, nota Garion.

— Risquée, et surtout stupide, grommela Beldin. S’ils ont tellement envie d’or, ils n’ont qu’à prendre une pelle, une pioche et creuser le sol.

— Ça, je doute que ça leur soit jamais venu à l’idée, marmonna Belgarath.

Il s’arrêta devant la dernière porte sur la gauche – manifestement remise en état depuis peu – et frappa.

— Foutez-moi la paix, répondit une voix grincheuse.

— Se-e-enji, nous avons des choses à vous di-i-ire, entonna Belgarath d’une voix melliflue.

La voix grincheuse lui expliqua en termes colorés où il pouvait se carrer les choses qu’il avait à di-i-ire.

Le vieux sorcier serra les dents. Garion vit saillir les muscles de ses mâchoires. Son grand-père banda son Vouloir, prononça un mot, un seul, et le panneau de bois disparut dans un vacarme retentissant.

— Ben vrai, c’est pas souvent qu’on voit ça par ici, fit, sur le ton de la conversation, un petit homme en haillons assis parmi un monceau de débris. Je ne me rappelle pas qu’une porte ait jamais sauté vers l’intérieur d’un laboratoire.

— Ça va, vous n’avez rien ? s’inquiéta Garion.

— Non, non, répondit le petit bonhomme en ôtant les échardes de sa barbe. Je suis juste un peu intrigué. Quand vous aurez vu autant d’explosions que moi, vous n’y ferez même plus attention, vous verrez. Bon, quelqu’un pourrait m’aider à sortir de là-dessous ?

Beldin s’approcha en clopinant et souleva ce qui restait de la porte.

— Dites donc, la nature ne vous a pas gâté, vous, constata le gnome assis par terre.

— Vous auriez aussi quelques raisons de lui en vouloir.

— Je m’y suis fait.

— Moi aussi.

— Tant mieux. C’est vous qui avez fait sauter ma porte ?

— Non, c’est lui, répondit Beldin en indiquant Belgarath d’un mouvement de menton et en aidant le nabot à se relever.

— Comment avez-vous réussi ce coup-là ? Je n’ai rien senti, insista le petit homme dépenaillé, l’air sincèrement intéressé.

— C’est un don, répondit Belgarath. J’imagine que vous êtes Senji ?

— En effet. Senji, le pied bot, doyen de la Faculté d’Alchimie appliquée, acquiesça-t-il en se flanquant de petits coups du plat de la main sur le côté de la tête. Les explosions me donnent des bourdonnements d’oreilles… Dites-moi, mon vilain petit ami, fit-il à Beldin, il y a un tonnelet de bière par là, dans le coin. Si vous m’en apportiez un peu ? Servez-vous, si ça vous dit – et vos amis aussi.

— Je sens que nous allons bien nous entendre, marmonna le petit sorcier bossu.

Senji s’approcha en clopinant d’une table de pierre située au centre de la pièce. Il avait la jambe gauche plus courte que l’autre de plusieurs pouces, et son pied gauche était grotesquement déformé. Il farfouilla dans une pile de parchemins.

— Ouf, fit-il. Je craignais que vos expériences pyrotechniques n’aient dispersé mes calculs dans toute la pièce. Enfin, puisque vous êtes là, tâchez donc de trouver de quoi vous asseoir, reprit-il en les parcourant du regard.

Beldin lui apporta une chope de bière et retourna vers le tonnelet en remplir trois autres.

— Pour être vilain, il est vilain, nota le pied bot en se juchant sur la table. Mais il me plaît. Il y a près d’un millier d’années que je n’avais rencontré pareil phénomène.

Belgarath et Garion échangèrent un rapide coup d’œil.

— Ça fait un bail, nota le vieux sorcier sans se mouiller.

— Comme vous dites, acquiesça Senji, puis il siffla sa chope de bière et fit la grimace. Elle est déjà éventée. Hé, vous, là-bas ! brailla-t-il en se tournant vers Beldin. Il y a une cruche de poudre sur l’étagère, juste au-dessus du tonnelet. Vous pourriez avoir la gentillesse d’en mettre quelques poignées dans la bière ? Ça la réveillera un peu. Bon, reprit-il en regardant Belgarath, qu’avez-vous à me dire ? Que peut-il y avoir d’assez important pour que vous démolissiez tout chez moi ?

— Un instant. Si je puis me permettre…

Belgarath s’approcha du petit bonhomme puant assis sur la table et posa le bout des doigts sur son crâne.

— Alors ? demanda Beldin.

Le vieux sorcier opina du chef.

— Il n’en fait pas grand-chose, mais c’est bel et bien là. Garion, remets la porte en place, que nous puissions parler tranquillement.

— Elle n’est pas en très bon état, tu sais, répondit-il d’un air dubitatif en contemplant les éclats de bois éparpillés dans la pièce.

— Eh bien, tu n’as qu’à en faire une neuve.

— Évidemment ! Je n’y pensais pas.

— Un peu d’exercice ne te fera pas de mal. Fais simplement en sorte qu’on puisse la rouvrir ensuite, que je ne sois pas obligé de la faire sauter à nouveau quand nous voudrons ressortir.

Garion se concentra un instant, tendit la main vers l’ouverture béante et dit : « Porte. » L’embrasure fut aussitôt comblée.

— Porte ? répéta Beldin, éberlué.

— Je sais, soupira son frère. Je n’arrive pas à lui faire perdre cette habitude ridicule.

— Eh bien, fît Senji en étrécissant les paupières, j’ai l’impression d’avoir des visiteurs pas ordinaires. Il y a longtemps que je n’avais rencontré un vrai sorcier.

— Combien de temps ? rétorqua Belgarath.

— Oh, une douzaine de siècles, je dirais. C’était un Grolim qui donnait des conférences ici, à la Faculté de Théologie comparée. Un individu assez imbu de sa personne, mais les Grolims sont presque tous comme ça.

— Très bien, Senji. Arrêtons de tourner autour du pot. Quel âge avez-vous au juste ?

— Je crois que je suis né au quinzième siècle. En quelle année sommes-nous ?

— En cinq mille trois cent soixante-dix-neuf, fit Garion.

— Déjà ? souffla le pied bot. C’est fou comme le temps passe… Eh bien, je dois avoir dans les trente-neuf siècles, ou pas loin, conclut-il en comptant sur ses doigts.

— Quand avez-vous découvert le Vouloir et le Verbe ? insista le vieux sorcier.

— Quoi donc ?

— La sorcellerie.

— C’est ainsi que vous appelez ça ? Ce n’est pas mal trouvé, commenta-t-il rêveusement. Ça me plaît. Le Vouloir et le Verbe…

— Quand l’avez-vous découvert ? répéta Belgarath.

— Au cours du quinzième siècle, évidemment. Sans ça je serais mort depuis belle lurette, comme tout le monde.

— Vous n’avez reçu aucun enseignement particulier ?

— Qui aurait pu m’enseigner quoi que ce soit, au quinzième siècle ? Je suis tombé dessus par hasard.

Les deux vieux sorciers se regardèrent. Puis Belgarath poussa un gémissement et s’enfouit le visage dans les mains.

— Ça arrive de temps en temps. Certaines personnes ont la révélation comme ça, remarqua Beldin en claquant les doigts.

— Je sais, mais c’est vraiment démoralisant. Pense un peu aux siècles qu’il a fallu à notre Maître pour nous dispenser son enseignement, et voilà que nous tombons sur un petit bonhomme qui a la science infuse ! Si vous nous racontiez un peu tout ça, suggéra-t-il en regardant Senji bien en face. Essayez de ne rien oublier.

— Tu crois vraiment que nous avons le temps, Grand-père ? protesta Garion.

— Il va bien falloir que nous le prenions, riposta Beldin. C’était l’un des derniers commandements de notre Maître : chaque fois que nous rencontrons quelqu’un qui a découvert notre secret spontanément, nous devons enquêter. Les Dieux eux-mêmes ne savent pas comment c’est possible.

Le gnome se laissa glisser à bas de la table et clopina jusqu’à une bibliothèque tournante croulant sous les livres. Il fouilla dedans pendant un moment et finit par y prendre un livre usé jusqu’à la corde.

— Je sais qu’il est un peu délabré, s’excusa-t-il en revenant vers la table et en l’ouvrant, mais il en a vu de toutes les couleurs. J’ai écrit ça au cours du vingt-troisième siècle. J’ai constaté que j’avais parfois des trous de mémoire et j’ai décidé de mettre par écrit tout ce dont je me souvenais.

— Pas bête, apprécia Beldin. Mon ami à la triste figure ici présent souffre depuis peu d’absences inquiétantes. Enfin, ça n’a rien d’étonnant de la part d’un homme qui a dix-neuf mille ans.

— Ça va, Beldin, coupa Belgarath d’un ton acerbe.

— Allons bon, ne me dis pas que je te rajeunis encore ?

— Tu vas la mettre en sourdine, oui ?

— Voilà, c’est là, fit Senji, puis il se mit à lire à haute voix. « Pendant les quatorze cents années suivantes, l’empire melcène prospéra, loin des querelles théologiques et politiques qui agitaient le continent occidental. La culture melcène était laïque, civilisée et d’un grand raffinement. L’esclavage était inconnu et le commerce avec les Angaraks et leurs peuples assujettis de Karanda et de Dalasie, très profitable. Melcène, la vieille capitale impériale, devint un centre majeur de culture et d’éducation. »

— Pardonnez-moi, fit Belgarath, mais on dirait un extrait des Empereurs de Melcénie et de Mallorée ?

— J’ai un peu pompé, confirma Senji sans le moindre embarras. Vous savez bien que le plagiat est la première règle de l’érudition. Mais ne m’interrompez plus, je vous prie.

— Pardon, bredouilla le vieux sorcier.

— « Il est regrettable », poursuivit Senji, « que certains érudits melcènes se soient tournés vers l’occultisme et plus particulièrement l’alchimie. » À partir de là, c’est de moi, fit-il en se tournant vers Belgarath, puis il se racla la gorge et reprit sa lecture. « Un alchimiste de l’Université de Melcène, Senji le pied bot, utilisa par inadvertance la sorcellerie au cours d’une de ses expériences. »

— Vous parlez de vous à la troisième personne ? s’étonna Beldin.

— C’était la mode, au vingt-troisième siècle. L’autobiographie était considérée comme un genre vulgaire, indécent – vous vous rendez compte ? C’était un siècle assommant. Je l’ai passé à bâiller. « Senji, donc, un alchimiste du quinzième siècle, était célèbre pour ses inepties. » Je me demande, nota-t-il en reniflant, si je ne vais pas revoir un peu ce passage. Et le suivant. Ça ne va pas du tout, ça : « Pour dire les choses comme elles sont », continua-t-il avec une grimace de mécontentement, « les expériences de Senji menaient beaucoup plus souvent à la transmutation de l’or en plomb que le contraire. Dans un monumental accès de frustration provoqué par l’échec d’une de ses manipulations, Senji convertit accidentellement une demi-tonne de tuyaux de cuivre en or massif. Une vive controverse agita immédiatement la Faculté d’Alchimie appliquée, la Faculté de Théologie comparée ainsi que plusieurs Départements – la Monnaie, les Mines, l’Hygiène et la Santé publique –, qui tous se disputaient le contrôle de sa découverte. Après trois siècles de polémique, les parties en présence s’avisèrent soudain que Senji n’était pas seulement doué de pouvoir, mais aussi immortel. Au nom de l’expérimentation scientifique, les divers Départements, Collèges et Facultés décidèrent conjointement de commanditer son assassinat pour s’en assurer. »

— Ils n’ont tout de même pas fait ça ! s’exclama Beldin.

— Oh si, répondit Senji avec une morne satisfaction. La soif de connaissance des Melcènes frise parfois l’insanité. Ils ne reculeraient devant rien pour vérifier une théorie.

— Et comment avez-vous réagi ?

Le gnome eut un rictus dans lequel son long nez crochu et son menton se rejoignirent presque.

— « Un célèbre défenestreur fut engagé pour pousser le vieil alchimiste irascible par la croisée de la plus haute tour des bâtiments administratifs de l’Université », poursuivit-il. « Les expérimentateurs espéraient découvrir trois choses à la faveur de cette expérience : a) s’il était véritablement impossible de tuer Senji ; b) par quel miracle il réchapperait à la chute dans une cour pavée et, c) si l’on ne pourrait pas, par hasard, percer le secret du vol en ne lui laissant aucun autre moyen de se tirer de ce mauvais pas. » Je ne suis pas mécontent de ce passage, fit le pied bot en tapotant le livre du dos de la main. Je le trouve assez bien envoyé, personnellement.

— Un vrai morceau de bravoure, approuva Beldin en lui assenant sur l’épaule une claque qui manqua le flanquer à bas de son perchoir. Mais vous n’avez plus rien à boire, fit-il en prenant la chope du bonhomme.

Il fronça le sourcil. Il y eut un bruit de vague, et la chope se remplit à vue d’œil. Senji y porta ses lèvres et faillit s’étouffer.

— C’est un petit alcool que distille certaine femelle nadrake de ma connaissance, lui révéla le petit sorcier bossu. Plutôt raide, hein ?

— Hlutôt, houi, acquiesça Senji, les intérieurs en feu.

— Mais continuez, mon ami, continuez, je vous en prie.

Senji se ramona le gosier – plusieurs fois – et poursuivit sa lecture.

— « La conclusion que les fonctionnaires et autres doctes personnages tirèrent de leur expérience, c’est qu’il est très dangereux de menacer la vie d’un sorcier, même aussi borné que Senji. Le défenestreur se retrouva tout à coup translocalisé en un point situé à trois lieues au large de la côte et quinze cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Il tentait d’entraîner Senji vers la fenêtre lorsqu’il se rendit compte qu’il était dans le vide et tombait comme une pierre vers une flottille de bateaux de pêche. Sa mort n’affligea personne, sauf peut-être un pêcheur ou deux, sa fin précipitée ayant sérieusement endommagé leurs filets. »

— Ça, gloussa Beldin, c’est vraiment du grand art. Mais où avez-vous trouvé le mot translocalisé ?

— Dans un vieux texte narrant les exploits de Belgarath le Sorcier. Je me…

Il s’arrêta net, blêmit, leva les yeux sur le grand-père de Garion et le contempla bouche bée.

— C’est une terrible déception, pas vrai ? fit Beldin d’un air compatissant. Nous n’arrêtons pas de lui dire qu’il devrait au moins essayer d’avoir l’air plus imposant.

— Tu ne t’es pas regardé, grommela le vieux sorcier.

— C’est toi qui as une réputation à tout casser, riposta Beldin en haussant les épaules. Moi, je ne suis qu’un faire-valoir, le pitre qui détend l’atmosphère.

— Tu te crois drôle ?

— Il y a des années que je n’avais autant ri. Attends un peu que je raconte ça à Pol.

— Eh bien, je vais te donner un petit conseil : ferme-la.

— Oui, ô puissant Belgarath, déclama le sorcier bossu.

Belgarath se tourna vers Garion.

— Tu comprends peut-être, maintenant, pourquoi Silk m’énerve tellement.

— Oui, Grand-père. Je crois que je comprends.

— Allez, Senji, ça ira mieux après une petite rasade de ce truc-là, suggéra Beldin devant l’air hébété du pied bot. C’est toujours plus facile à accepter quand on a la cervelle un peu enfumée, vous allez voir.

Le bonhomme vida sa chope en tremblant. D’un seul coup, et sans broncher.

— Bon garçon, va. Maintenant, continuez votre lecture, je vous en prie. Votre histoire est fascinante.

— « Mû par une légitime indignation », poursuivit le petit alchimiste en claquant des dents, « Senji entreprit de châtier les chefs de Départements qui s’étaient ligués contre lui. Il fallut une requête personnelle de l’empereur pour convaincre le vieux sorcier de renoncer à exercer sa propre justice, d’une façon parfois assez pittoresque. Les dirigeants concernés se gardèrent bien, par la suite, d’inquiéter Senji et lui laissèrent vivre sa vie tranquillement.

« Senji décida alors de fonder une académie privée et de prendre des élèves. Ceux-ci n’arrivèrent jamais à la cheville de sorciers aussi prestigieux que Belgarath, Polgara, Ctuchik ou Zedar, mais certains parvinrent néanmoins à mettre en application, de façon rudimentaire, le principe que leur maître avait découvert par hasard. Ce qui les éleva aussitôt bien au-dessus du niveau des magiciens et des magiciennes qui s’adonnaient à leurs pratiques au sein de l’Université. » La suite traite essentiellement de mes expériences d’alchimie, annonça le petit bonhomme en relevant les yeux.

— Je pense que c’est justement le point crucial, remarqua Belgarath. Revenons un peu en arrière : quels étaient vos sentiments au moment où vous avez changé tout ce cuivre en or ?

— J’étais assez irrité, c’est le moins qu’on puisse dire, répondit le pied bot en refermant son livre avec un claquement sec. J’avais tout calculé avec le plus grand soin, et pourtant ce stupide lingot de plomb ne voulait rien savoir. J’étais fou de rage. Alors je me suis comme qui dirait sorti les tripes, j’ai senti un pouvoir énorme monter en moi. J’ai hurlé « Change ! » en regardant surtout le lingot de plomb, j’imagine, mais il y avait des tuyaux qui couraient dans la pièce, et ma hargne a dû les atteindre aussi.

— Vous avez eu de la chance de ne pas transmuter aussi les murs, nota Beldin. Il vous est arrivé de recommencer ?

Senji secoua la tête.

— Ce n’était pas faute d’essayer, mais je n’ai jamais réussi à me mettre suffisamment en boule.

— Vous êtes toujours furieux quand vous parvenez à faire ce genre de chose ? demanda le bossu.

— Presque toujours. Si je ne suis pas furieux, le résultat n’est pas garanti. Il y a des fois où ça marche et d’autres non.

— Ça doit être la clé, Belgarath, conclut Beldin. La colère est le dénominateur commun de tous les cas que nous avons rencontrés.

— Je me souviens que j’étais en rogne, moi aussi, la première fois, convint le vieux sorcier.

— Et moi donc ! Je crois même me souvenir que c’est après toi que j’en avais.

— Alors pourquoi as-tu passé tes nerfs sur cet arbre ?

— À la dernière seconde, je me suis souvenu que notre Maître t’aimait bien, et je n’ai pas voulu t’enlever à son affection.

— C’est probablement ce qui t’a sauvé la vie. Si tu avais dit « disparais », tu ne serais plus là pour nous raconter ces inepties.

— Ça expliquerait pourquoi nous rencontrons si peu de cas de sorcellerie spontanée, reprit le petit sorcier bossu en se grattant rêveusement la panse. Quand un individu est en pétard contre quelque chose, son premier mouvement est généralement de le détruire. C’est peut-être arrivé des milliers de fois, mais nous ne le saurons jamais, les apprentis sorciers s’étant probablement anéantis eux-mêmes au moment où ils découvraient leur pouvoir.

— Je commence à penser que tu as mis le doigt dessus, tu sais.

— Là, il y a quelque chose qui m’échappe, intervint Senji, le visage blême. Et j’ai l’impression que vous me devez une explication.

— C’est la première règle, répondit Garion en réprimant un frisson, comme chaque fois qu’il songeait à l’anéantissement de Ctuchik. Nous n’avons pas le droit de détruire des éléments de la Création. Si nous essayons, le pouvoir se retourne contre nous, et c’est nous qui disparaissons. C’est bien ça, Oncle Beldin ?

— À peu près. Le principe est un peu plus complexe, évidemment, mais tu as décrit le phénomène avec une relative exactitude.

— Ce ne serait pas arrivé à un ou plusieurs de vos élèves, par hasard ? s’enquit Belgarath.

— Ça se pourrait bien, admit l’alchimiste en se rembrunissant. Quelques-uns d’entre eux sont partis sans laisser d’adresse. Je pensais qu’ils avaient plié bagage, mais il y a peut-être une autre explication.

— Vous prenez encore des élèves, en ce moment ?

— Je n’ai plus la patience, soupira Senji en secouant la tête. Il n’y en a pas un sur dix qui comprend le principe, et les autres restent là, les bras ballants, à pleurnicher que je ne leur explique pas bien les choses. Je suis revenu à mes premières amours : l’alchimie. Je n’utilise presque plus jamais la sorcellerie.

— On nous a dit que vous pouviez vraiment changer le plomb en or, hasarda Garion.

— En effet, répondit le nabot d’un ton désinvolte. Ce n’est pas très compliqué, mais le procédé revient plus cher que l’or, alors ça ne vaut pas le coup. Je m’efforce maintenant de simplifier la méthode et d’utiliser des composés moins coûteux. L’ennui, c’est que je n’arrive pas à faire financer mes expériences.

Garion sentit tout à coup un choc assourdi contre sa hanche. Intrigué, il regarda la bourse dans laquelle il transportait l’Orbe. Ses oreilles s’emplirent d’un bourdonnement farouche, différent du murmure habituel de l’Orbe.

— Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? s’inquiéta Senji.

Garion dénoua les cordons de sa bourse et l’ouvrit. L’Orbe luisait d’un vilain éclat rouge.

— Zandramas ? risqua Belgarath d’une voix étranglée.

— Je ne crois pas, souffla le jeune homme avec une moue dubitative.

— Tu penses qu’elle cherche à t’entraîner quelque part ?

— Elle exerce une traction, en effet.

— Voyons où elle veut aller.

Garion prit la pierre dans sa main droite et la suivit vers la porte, puis dans le couloir. Senji les suivit en clopinant, les yeux brillant de curiosité. L’Orbe les mena vers le bas de l’escalier et hors du bâtiment.

— On dirait qu’elle est attirée par ce bâtiment, là-bas, annonça le jeune roi de Riva en leur indiquant une aiguille de marbre d’un blanc pur qui montait à l’assaut du ciel.

— La Faculté de Théologie comparée, déclara Senji avec un reniflement méprisant. C’est le repaire d’un sinistre ramassis de théosophes bouffis de prétention et persuadés de contribuer à la somme des connaissances humaines.

— Allons-y, nous verrons bien, ordonna le vieux sorcier.

L’Orbe leur fit traverser la pelouse. Un coup d’œil au visage de Belgarath et les doctes personnages qui croisaient leur chemin s’écartaient précipitamment, telle une volée de moineaux.

Ils entrèrent dans la tour. Un scolastique émacié en robe de bure était assis dans une sorte de chaire, près de la porte.

— Vous n’êtes pas membres du Collège, dit-il d’un ton courroucé. Vous n’avez pas le droit d’entrer.

Belgarath ne prit même pas le temps de le regarder et le translocalisa à une distance respectable, avec sa chaire et tout son fourniment.

— Il semblerait que cette technique soit parfois utile, convint Senji. Je devrais peut-être m’y intéresser un peu plus. D’autant que l’alchimie commence à m’ennuyer.

— Qu’y a-t-il derrière cette porte ? questionna Garion.

— Leur musée, répondit Senji en haussant les épaules. Un fatras de vieilles idoles, de reliques cultuelles et de grigris.

— C’est fermé, remarqua Garion après avoir tenté en vain de tourner la poignée.

Beldin recula d’un pas comme pour prendre son élan et ouvrit la porte d’un coup de pied, réduisant en cure-dents la partie entourant la serrure.

— Pourquoi as-tu fait ça ? demanda Belgarath.

— Et comment voulais-tu que je m’y prenne ? rétorqua le petit sorcier bossu. Je n’allais quand même pas user de mon précieux pouvoir pour une minable porte de rien du tout.

— Moi, j’appelle ça céder à la facilité.

— Oh, mais je vais te la réparer, ta porte, et tu pourras l’ouvrir comme tu veux.

— Ne te donne pas cette peine, je t’en prie.

Ils entrèrent dans une salle qui sentait le renfermé, bourrée à craquer. La partie centrale était garnie de vitrines et les murs tapissés d’étagères qui disparaissaient sous les statues grimaçantes. Des toiles d’araignées pendaient du plafond et tout était enfoui sous la poussière.

— Ils ne font pas souvent le ménage, constata Senji. J’imagine qu’ils préfèrent concocter des théories fumeuses plutôt que d’observer l’effet des pulsions religieuses sur l’humanité souffrante.

— Il doit y avoir quelque chose par là, fit Garion en suivant la traction de l’Orbe.

La pierre brillait d’une lueur rouge de plus en plus intense, et elle était si chaude à présent qu’il avait du mal à la tenir.

Elle le mena devant une vitrine vide. Les vitres poussiéreuses n’abritaient qu’un coussin moisi. L’Orbe était presque brûlante, maintenant, et baignait toute la salle de sa lueur rougeâtre.

— Qu’y avait-il là-dedans ? demanda Belgarath.

Senji se pencha pour déchiffrer l’inscription gravée sur la plaque de laiton vissée au montant de l’armoire vitrée.

— Ah oui, dit-il, maintenant je me souviens. C’est là qu’ils gardaient Cthrag Sardius avant qu’elle ne soit volée.

Garion n’eut pas le temps de la retenir. Tout à coup, sans aucun signe avant-coureur, l’Orbe lui échappa et la vitrine de verre qui se trouvait devant eux explosa en un millier de fragments infinitésimaux.

La sorciere de Darshiva
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